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Albana

Anonyme

Il y a des mots imprononçables

Leur sens est comme toute entier dans leur silence

Et à la lisière des lèvres, leur contenu s’évapore

 

Le nom du pays de sa mère :

Il fait partie de ces mots-là,

Imprononçables, comme

Disparus et pourtant

Présents 

 

     Le nez plongé dans un atlas, Albana cherche, flaire et flâne entre les pages. Ses yeux, lentement, déchiffrent ces noms de contrées inconnues, glissent irrémédiablement d’est en ouest : familière, la forme hexagonale lui adresse un sourire narquois. 

     L’atlas est la seule solution, son unique espoir. Car Albana a oublié le nom du pays de sa mère. 

La ligne confuse de sa mémoire se heurte à ses pages muettes. La clarté de ses données millimétrées désarçonne les flux d’images dont elle ne sait plus très bien si elles relèvent de sa mémoire ou des photographies regardées à la dérobée, penchée sur le tiroir de la table de nuit de maman.

 

     Désordre, aspérités, surprises et cette chaleur qui vous tombe dessus comme une chappe de plomb, qui vous assomme – pas l’alerte canicule qui dure tout au plus une semaine, non, une de ces chaleurs étrangères, s’est-on rapproché de l’équateur ? – une de ces chaleurs qui dure des semaines, deux trois mois, et qui confine aux intérieurs sombres vaguement soulagés par des ventilateurs grinçants. Était-ce cette chaleur qui avait fait exploser les trottoirs et fondre les passages piétons ? 

     Les rues sont surprenantes et familières. Couleurs criardes d’immeubles semi-délabrés côtoient poussière, graviers, routes défoncées. Et une odeur, toujours la même, moite, acide, tenace, qu’elle n’identifiera que plus tard : l’incursion étonnante dans les campagnes françaises de cette sensation qui anesthésie les narines, alors qu’elle se penche à la fenêtre de la voiture, évolue dans un environnement si différent, propre, sage ; cette vague chaude et putride, soudain, l’odeur du pays de sa mère, que fait-elle là ? « L’odeur des déchets brûlés Ana. » 

     Là-bas, des kiosques à journaux, à tabac, à bonbons, à croissants partout, des champignons fraichement semés, jeunes pousses d’un capitalisme maladroit. Le contraste avec ces grands bâtiments austères, ces colonnes, ces avenues sévères, inondées à présent de mercedez benz et de vieilles carcasses cahotantes qui risquent de pousser leur dernier souffle à chaque démarrage. 

Il n’y a pas de maison ici – elle a beau se creuser la tête, l’Albana présente n’a aucun souvenir de banlieues pavillonnaires, de quartiers résidentiels, de maisons jumelées ou individuelles proprettes et bien rangées. 

 

     L’atlas ne dira rien de ces différences-là, de ces odeurs, de ces atmosphères, de l’énergie de cette ville, de ce pays qui ne dit pas son nom. La langue française les raye et les raille, les évacue dans la netteté de ses frontières. 

    L’envie la prend, découper France au cutter, fendre son ricanement, lui arracher le monopole de l’évidence.  

     L’image émerge, pourtant, du fond de sa mémoire fissurée, au contact de l’âpre odeur des poubelles cramées, des trottoirs accidentellement explosés, des rares coupures d’électricité quand le compteur débloque de temps en temps, l’image émerge – mais comment, comment poser les mots français sur cette réalité bizarre, biscornue, comment y parvenir si l’atlas lui-même ne tient pas sa promesse géographique ? 

     Se concentrer, fermer les yeux, le jeu en vaut peut-être la chandelle.

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